Madame l'avait sauvée d'un massacre annoncé et l'avait installée devant la maison. D'abord amoureuse de moi, Aka, très exclusive, se montrait franchement hostile à tous les autres, mais les mois passant, elle accepta assez facilement bêtes et gens de son entourage immédiat.
Son caractère changea brutalement lorsque la période de ponte s'acheva. Elle restait des heures entières sur son nid vide et il devint évident qu'elle déprimait, son plumage perdait son lustre, son oeil perdait de son éclat. Une réaction de notre part s'imposait et la décision fut vite prise, nous lui offrîmes trois oeufs censés avoir été fécondés.
Dès lors Aka, qui avait toujours eu bon appétit, concentrée sur ses nouvelles responsabilités, ne quitta quasiment plus le nid et couva, couva le jour, couva la nuit, sans fin ni cesse, hum, en oubliant le boire et le manger, à tel point que nous commencions à nous inquiéter sérieusement pour sa santé lorsque, oh, merveille, deux oeufs éclorent. Aka était positivement ravie ; il fallait voir avec quel luxe de précautions elle s'installait sur sa progéniture d'adoption pour la réchauffer.
Les oisons grandirent, toujours dans les pas de notre belle Aka, puis ils commencèrent à s'émanciper, la précédèrent et l'inquiétèrent même lorsqu'ils plongeaient dans l'étang voisin alors qu'elle ne savait pas se livrer elle-même à cet exercice, étant (étang ?) d'une espèce différente.
Lorsque les petits eurent quasiment atteint la taille de leur mère, nous constatâmes qu'elle commençait à trouver un peu lourde la surveillance de ces grands ados gloutons et insolents, peu attentionnés à son égard ; ils l'agaçaient, ils la fatiguaient. Comme nous n'avions pas l'intention de nous lancer dans l'élevage, nous décidâmes de donner les oisons.
Aka se retrouva seule et aussitôt qu'elle fut libérée de la présence de ses rejetons, son comportement changea du tout au tout. Elle qui était redevenue assez distante à notre égard depuis la naissance des oisons, accourait au moindre appel, montait sur nos genoux, nous bécottait tendrement. Elle adorait nos caresses et mes lunettes, les bisous sur la tête, les boutons de ma veste, les calins sous les ailes, sous les plumes, dans son duvet tout chaud et par dessus tout, elle adorait les bouquets de pissenlits qu'on lui offrait chaque jour, avec amour.
L'hiver approchait, il fallait envisager de refermer chaque soir le couvercle du fût lui servant de cabane, comme l'hiver dernier ; hélas, nous avons trop tardé et le renard, à la première gelée, a emporté Aka, ne laissant dans le pré qu'un petit bout d'aile, et quelques plumes éparses.
Chagrin et remords, remords et chagrin, Aka a réjoui notre coeur pendant tout une année et elle s'est envolée pour toujours. Madame ne mange plus de foie gras, et moi, sans foi ni loi, je pense à toi, Aka.